DS21 vert jura intérieur cuir naturel 1967

Vous ai-je déjà présenté Bib56?

Oui, notamment lors du sujet sur l'inoubliable rapatriement de ma DS 1960 Rouge Esterel, conté ici.

L'homme, sorte de gourou motoriste entouré de jeunes adorateurs, officie dans la Bretagne reculée, là où les korrigans sortent le soir dans la lande, là où le LHS sent le chouchen et le beurre salé.

Son vrai nom, je ne l'ai jamais su vraiment, je crois que lui-même ne sait pas l'épeler, et les rares fois où on l'entend, il sonne, rocailleux comme le granit, et vous donne un truc du genre "Lodarzec".

Moi, je l'appelle Bib56, c'est plus simple.

Et donc un jour, ce Bib56 m'annonce tout de go:

"Danche, je connais une DS qui est toute d'origine, et il se pourrait qu'on me la fasse redémarrer, c'est un modèle désirable."

Etait jointe cette photo d'une DS, surprise dans un garage non localisé.

Quelques jours plus tard, s'emballant tout seul, Bib56 m'envoie coup sur coup une dizaine de photos.

"je l'ai redémarrée, je l'emmène à l'atelier!"

Puis:

"ca y est j'ai fait le plus urgent et je l'ai vraiment essayée, c'est une fusée"

"elle est fabuleuse"

"oh la la !!!"

D'autres messages m'arrivaient, mais il n'avaient même plus de titre, les photos étaient à l'envers, Bib56 était en état d'ivresse citroëniste.

Puis, régulièrement, au cours des années qui ont suivi, j'ai reçu des photos de cette voiture, qui est une 21 Pallas, vert jura, en première main, peinture d'origine, bvh et quasiment toutes options: cuir, Continental Edison et règlage en hauteur du siège conducteur.

Bib56 se lançait même, quand il l'avait à l'entretien, dans des mises en scène.

Et puis les années ont encore passé.

La DS n'était plus à l'entretien, on savait qu'elle ne roulait plus.

Il faut dire que le premier propriétaire n'était plus tout jeune, et que personne d'autre que lui n'avait le droit de la conduire.

Et enfin est arrivé ce fameux jour.

Le jour où Bib56 m'a dit: "son propriétaire m'a dit qu'il allait sans doute la vendre; est ce qu'elle t'intéresse?"

Le cuir, ce n'est pas ce que je préfère, mais il fallait la voir, c'était sûr.

Quelques jours plus tard, je suis à Riantec, dans les faubourgs de Lorient, prêt à la rencontre avec cet homme qui balaye en m'attendant.

Je suis en compagnie de ma fille, et de Bib56.

En gros je suis l'acheteur parisien qu'on va couillonner. Je le sais, et ça me va assez bien.

Le premier propriétaire, lui, s'appelle Robert Nicol, et son fils porte les mêmes noms et prenom (c'est une tradition de nos provinces qui s'est perdue, mais je connais d'autres cas)

J'examine la voiture, en commençant par la pastille.

La peinture est terne, defraichie, et il y a de curieux autocollants sur la malle et les ailes.

Un autocollant BZH, soit.

Un sens interdit et une flèche de sens unique, pourquoi pas, même si on ne s'attend pas trop à ça sur une Pallas.

Mais il y a aussi un autocollant de Porto Rico, et là c'est tout de même plus inattendu.

M Nicol nous explique alors qu'il était marin, et qu'il a ramené ça d'un voyage.

Dans son salon décoré de photos de grands navires des années 60 et 70, M Nicol nous raconte alors ses voyages de Norvège jusqu'en Afrique, à échanger de cargaisons (poisson congelé contre noix de coco), les franchissements à la douane de Panama, et le perroquet qu'il avait ramené d'Afrique et qui savait quelques mots.

Son fils s'absente du salon et il revient avec des plumes qu'ils ont gardé à la mort de l'animal.

On est tout simplement sur une autre planète.

Et la carte grise vient à l'appui de tout cela: la profession du vendeur c'est bien "patron de pêche".

Je lui demande les circonstances dans lesquelles il a acheté cette voiture.

Il me répond : "Ah mais c'était ici même, dans ce salon!"

Et il m'explique que le vendeur Citroën est venu sur place avec ses nuanciers, et qu'il a choisi cette couleur plutôt que le noir. Et qu'un toit clair c'est quand même bien mieux.

Et qu'ensuite bien sûr il a peu roulé avec, étant toujours sur l'eau. Son fils, en bout de table ajoute: "et je n'avais pas le droit de la conduire".

Puis le vieillard s'arrête et me dévisage, il considère qu'on a assez parlé.

"bon alors? On en est où?". "Vous en pensez quoi?"

Je lui dis qu'elle est magnifique (il acquiesce: "eh oui!!", comme si je m'étais enfin rendu à l'évidence), j'ajoute qu'il y a des travaux à faire dessus (le pédalo fuit, elle n'a pas roulé depuis belle lurette), mais que ça me va, je suis prêt à lui prendre.

Je lui demande combien il en veut.

Et là il répond, à la stupéfaction de toute l'assemblée: "cinquante mille!"

Je lui bredouille qu'il y a quand même une cote pour se baser, et que ça n'est pas ce prix là. Son fils va dans mon sens, il sort la cote qui dit 35 000 pour une voiture en parfait état.

La réponse: "on s'en fout de la cote, il y a une 2cv qui s'est vendu 100 000! Et là, c'est la Pallas! 50 000!!! "

On n'a donc pas fait affaire sur le moment, j'ai donné mon prix et nous nous sommes séparés en bons termes.

J'espérais qu'ils y réfléchissent posément plus tard.

Bib56 nous a alors emmenés avec ma fille dans un rade de la rade, et on a débriefé.

J'ai déclaré que la DS était magnifique mais que je n'étais pas non plus un émir ou un texan.

Ma fille m'a regardé en souriant et m'a dit: "Tu la veux, cette DS, mais tu ne l'auras pas. Robert ne veut pas vraiment la vendre, il y tient trop. C'est la DS qui lui donnait quand il était jeune son statut de roi des pêcheurs du coin."

Bib56 s'est resservi un verre et a ouvert sa boite à souvenirs. Ce gaillard de près de deux mètres en avait la larme à l'oeil.

"Cette DS, je la connais depuis toujours, vous savez..."

"... En 1982 quand je pourchassais les DS de la région avec mon vélo, je l'avais repérée, avec ses autocollants.

... Et après, quand j'ai commencé et que je n'avais qu'une Visa, j'allais souvent traîner chez Lucien, l'agent Citroën à Plouhinec, à 7Km d'ici.

Au début il me tolérait. Il m'a fallu presque trois ans pour y être accepté"

"... Lucien il s'était fait une spécialité de la clientèle des DS des patrons de pêche. Mais quand la DS de Robert Nicol était chez lui (et je l'ai vue plusieurs fois là bas), personne n'avait le droit d'y toucher ni même d'approcher.

... Car le Robert, il était vraiment redouté, il fallait que tout soit parfait sur sa DS.

... Lucien m'a raconté aussi la fois où Robert a cassé le moteur de cette 21 à Lorient. Il l'a remplacé la peur au ventre, et il a essayé la bagnole pendant une semaine pleine avant d'oser la rendre à Robert

... Lucien, vous savez, c'est lui qui m'a appris la mécanique DS, et qui m'a offert ses outils quand il a pris sa retraite.

... et la première fois que j'ai réparé moi même cette DS, quand je l'ai ramenée à Riantec, je l'ai vu, le perroquet.

... il était bien vivant, il causait tout seul dans sa cage, dans la chaufferie, derrière la DS.

... Et quand je lui ai rendu sa voiture, à Robert, je peux vous dire qu'il fallait que ce soit carré. Moi aussi j'ai serré les fesses, si j'avais eu des olives, j'aurais fait de l'huile. "

A ce stade, ma fille est intervenue, souhaitant mieux comprendre le sens de ce qui venait d'être dit.

Mais Bib56 a enchaîné.

"Vous avez vu la date de la carte grise? C'est début Janvier 67. en fait Robert il l'a ramenée pour Noël. Il ne m'a pas tout raconté mais j'ai su que ses beaux-parents leur avaient offert deux billets d'avion pour Paris pour la ramener de Javel."

On s'est séparés sur ces belles histoires, et j'ai ensuite attendu qu'on me recontacte pour cette DS, avec l'espoir que le prix baisse.

Mais quelques années plus tard, le patron de pêche a trépassé.

La DS a été mieux présentée par un cousin, et elle est passée en annonce à 50 000, travaux faits.

Et elle a trouvé preneur en Bourgogne.

A Epoqu'Auto 2022, mes informateurs l'ont revue, encore en plaques 56.

Elle a eu une peinture neuve (très réussie, d'ailleurs), elle n'a donc plus ses autocollants. En revanche elle a désormais un tableau Jaeger.

C'est une nouvelle vie qui commence pour elle, plus cossue sans doute.

Si j'avais pu l'avoir à un prix raisonnable, je l'aurais gardée avec ses autocollants (j'en aurais même rajouté un de mon bled, je crois), et j'aurais mis les plumes du perroquet sur la plage arrière, en hommage au patron de pêche.

Mais la vie est ainsi, faite d'occasions manquées, et je n'aime pas trop le cuir.

Donc pas de regret!

Et un immense merci à Bib56 pour cette inoubliable visite.